Par trois arrêts rendus le 30 juin 2022 (n° 21-19.889, n° 21-20.127 et n° 21-20.190), la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation a répondu, par la négative, à la question – épineuse – de savoir si les preneurs à bail commercial étaient ou non en droit de suspendre le paiement des loyers afférents à la période du 17 mars au 10 mai 2020, durant laquelle les pouvoirs publics, afin de lutter contre l’épidémie de COVID-19, avaient édicté une interdiction de recevoir du public à l’encontre des établissements dont l’activité n’est pas indispensable à la vie de la Nation et dont l’offre de biens ou de services n’est pas de première nécessité.
Contexte du débat
Pour mémoire, l’état d’urgence sanitaire a été déclaré sur l’ensemble du territoire français en application de l’article 4 de la Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19.
Suivant arrêté pris le 14 mars 2020 par le Ministre des Solidarités et de la Santé, le Gouvernement a décidé que les établissements dont l’activité n’est pas indispensable à la vie de la Nation et dont l’offre de biens ou de services n’est pas de première nécessité « ne peuvent plus accueillir du public jusqu’au 11 mai 2020 » (cf. article 1er de l’Arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19, repris par l’article 8 du Décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, lui-même complété par le Décret n° 2020-423 du 14 avril 2020).
Ne pouvant plus recevoir du public dans leurs établissements, certains professionnels ont dû arrêter temporairement leurs activités.
Se prévalant de l’interdiction ainsi édictée par les pouvoirs publics, ceux d’entre eux qui exerçaient leurs activités dans des locaux pris à bail commercial ont alors informé leurs bailleurs qu’ils suspendaient le paiement des loyers échus durant la fermeture de leurs établissements.
S’en sont parfois suivis des procès, comme dans les espèces ayant donné lieu aux arrêts rapportés : dans celle ayant donné lieu à l’arrêt n° 21-20.127, le bailleur a agi en référé à l’effet d’obtenir le paiement d’une provision correspondant aux loyers impayés ; dans celle ayant donné lieu à l’arrêt n° 21-20.190, le bailleur ayant, sur le fondement d’un contrat de bail conclu en la forme authentique, procédé sur les comptes du locataire à la saisie-attribution d’une somme correspondant au loyer du deuxième trimestre 2020, celui-ci l’a assigné devant le Juge de l’exécution en mainlevée de ladite saisie et en paiement de dommages-intérêts ; dans celle ayant donné lieu à l’arrêt n° 21-19.889, le locataire a formé opposition à l’encontre d’une ordonnance d’injonction de payer préalablement obtenue contre lui par le bailleur, portant sur les loyers arriérés sur la période du 17 mars au 10 mai 2020.
Arguments des locataires
Pour justifier le bien-fondé de leur décision de suspendre le paiement des loyers litigieux, les preneurs ont invoqué divers arguments tirés de règles édictées par le Code civil :
- La diminution du prix en cas de perte partielle de la chose louée pendant la durée du bail par cas fortuit, telle que prévue par l’article 1722 du Code civil (cf. les espèces ayant donné lieu aux trois arrêts rapportés) : de l’impossibilité pour le preneur d’exploiter les locaux loués conformément à leur destination contractuelle résulterait une perte de la chose louée au sens du texte susvisé.
- L’obligation de délivrance mise à la charge du bailleur par l’article 1719 du Code civil, combinée au mécanisme de l’exception d’inexécution (ou « exceptio non adimpleti contractus ») consacré, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, par l’article 1219 du même code, lequel prévoit qu’ « Une partie peut refuser d’exécuter son obligation, alors même que celle-ci est exigible, si l’autre n’exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave » (cf. les espèces ayant donné lieu aux arrêts n° 21-20.127 et n° 21-20.190) : « l’impossibilité pour le preneur d’exploiter les lieux conformément à la destination prévue au bail, même si elle est imposée par les pouvoirs publics, constitue[rait] un manquement du bailleur à son obligation de délivrance justifiant que le preneur invoque l’exception d’inexécution » (cf. l’arrêt n° 21-20.190) pour suspendre le paiement des loyers échus pendant la période d’interdiction de recevoir du public.
- La force majeure en matière contractuelle, qui, comme le prévoit l’article 1218 du Code civil, existe « lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur », un tel évènement entraînant la suspension de l’obligation si l’empêchement est temporaire (cf. l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt n° 21-20.190) : il y aurait force majeure du fait de la mesure d’interdiction de recevoir du public empêchant le locataire d’exploiter les locaux loués conformément à leur destination contractuelle.
- La bonne foi en matière contractuelle, prévue par l’article 1104 du Code civil, dont l’alinéa 1er dispose que « Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi » : le bailleur aurait manqué à son devoir d’exécuter le contrat de bail de bonne foi en « pratiqu[ant] trois semaines seulement après la fin du confinement [du printemps 2020] une mesure d’exécution forcée à l’encontre [du preneur] pour obtenir le paiement des loyers échus pendant la fermeture des locaux [loués] et ce, sans tentative préalable de renégociation du contrat [de bail les liant] pour l’adapter aux circonstances » (cf. l’arrêt n° 21-20.190).
Réponse de la Cour de cassation
« Selon le talent des conseils [des bailleurs et des preneurs, parties aux procès], les juges du fond, de l’urgence ou de l’exécution ont rendu des décisions divergentes dans des situations, sinon identiques, du moins voisines » (cf. Pr. Joël Monéger, « La Cour de cassation sonne l’armistice : les loyers « Covid-19 » sont dus ! – Observations sur trois décisions dirimantes de la 3e chambre civile du 30 juin 2022 », in La Semaine Juridique Edition Générale n° 35, 5 septembre 2022, doctr. 975).
L’intervention de la Cour de cassation, « plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français », dont la « mission essentielle » est d’ « unifier et contrôler l’interprétation des lois » (cf. le site web de la Cour de cassation : www.courdecassation.fr/la-cour/les-missions-de-la-cour-de-cassation), s’imposait pour mettre fin aux incertitudes entourant l’application – contestée par les bailleurs – des règles invoquées par les preneurs pour justifier le bien-fondé de leur décision de suspendre le paiement des loyers échus au cours de la période pendant laquelle la mesure d’interdiction de recevoir du public était en vigueur.
Saisie d’une trentaine de pourvois en cassation au 30 juin 2022, la 3ème Chambre civile de la Haute Juridiction a fait le choix de rendre le même jour trois arrêts (n° 21-19.889, n° 21-20.127 et n° 21-20.190), que d’aucuns qualifient d’ « arrêts-pilotes », « décisions phares qui éclairent les juges du fond, les conseils et les parties, bailleresses et locataires » (cf. Pr. Joël Monéger, op. cit.), à l’occasion desquels elle a balayé l’ensemble des arguments avancés par les preneurs, leur déniant ainsi tout droit de ne pas payer les loyers afférents à la période d’interdiction de recevoir du public :
- En réponse à l’argument tiré de la perte de la chose louée, la 3ème Chambre civile considère que l’interdiction de recevoir du public, sur la période du 17 mars au 10 mai 2020, dans les établissements dont l’activité n’est pas indispensable à la vie de la Nation et dont l’offre de biens ou de services n’est pas de première nécessité, ayant été « édictée pour limiter la propagation du virus par une restriction des rapports interpersonnels (…) aux seules fins de garantir la santé publique », « L’effet de cette mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut donc être assimilé à la perte de la chose, au sens de l’article 1722 du code civil » (cf. les arrêts n° 21-19.889, n° 21-20.127 et n° 21-20.190).
Il semble que la Cour de cassation ait privilégié une interprétation stricte de la lettre de l’article 1722 du Code civil, dès lors que les locaux loués n’avaient pas été à proprement parler « détruits » par l’épidémie de COVID-19 ni par la mesure générale d’interdiction de recevoir du public édictée par les pouvoirs publics, pas plus que les locataires n’avaient été empêchés de jouir des lieux, auxquels ils conservaient l’accès et qu’ils pouvaient exploiter, même partiellement, pour certaines activités (ex. : cas du restaurateur qui, en dépit de l’interdiction de recevoir du public, conservait la possibilité de pratiquer la vente à emporter ou la livraison à domicile).
- En réponse à l’argument tiré de l’exception d’inexécution qu’aurait justifié le manquement du bailleur à son obligation de délivrance, la 3ème Chambre civile considère que « les locaux loués [ayant] été mis à disposition de la locataire, qui admettait que l’impossibilité d’exploiter, qu’elle alléguait, était le seul fait du législateur, (…) la mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public n’était pas constitutive d’une inexécution de l’obligation de délivrance » (cf. l’arrêt n° 21-20.190) et que « L’effet de cette mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut être (…) imputable aux bailleurs, de sorte qu’il ne peut leur être reproché un manquement à leur obligation de délivrance » (cf. l’arrêt n° 21-20.127).
Le raisonnement articulé par la Haute Juridiction est clair : le bailleur ayant mis le local loué à disposition du preneur, qui n’avait pas été empêché d’en jouir (il continuait à y avoir accès) au cours de la période pendant laquelle la mesure d’interdiction de recevoir du public était en vigueur, on ne peut considérer qu’il a manqué à son obligation de délivrance, ladite interdiction, mesure générale de police administrative, étant « le seul fait du législateur » (cf. l’arrêt n° 21-20.190) qui l’a édictée, de sorte que son effet (l’impossibilité, totale ou partielle, d’exploiter le local loué) ne pouvait être imputé au bailleur.
Et comme l’a fait remarquer un auteur, « la bailleresse en l’espèce, comme de façon générale les autres bailleurs, n’a pas repris les locaux pour elle-même pendant cette période » (cf. Laurent Leveneur, « Confinement et loyers commerciaux : la Cour de cassation se prononce et repousse tous les arguments des preneurs », in Contrats Concurrence Consommation n° 8-9, août 2022, comm. 129).
- En réponse à l’argument tiré de la force majeure prévue par l’article 1218 du Code civil, la 3ème Chambre civile considère qu’ « Il résulte de [ce texte] que le créancier qui n’a pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit ne peut obtenir la résolution du contrat ou la suspension de son obligation en invoquant la force majeure », de sorte que « la locataire, débitrice des loyers, n’était pas fondée à invoquer à son profit la force majeure » (cf. l’arrêt n° 21-20.190).
Là encore, la Cour de cassation ne fait qu’appliquer littéralement les dispositions de l’article 1218 précité, définissant la force majeure en matière contractuelle : évènement extérieur, imprévisible et irrésistible, il « empêche l'exécution de son obligation par le débiteur » (cf. l’article 1218, alinéa 1er du Code civil) ; or le locataire est ici « le créancier qui n'a pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit » (cf. l’arrêt n° 21-20.190) et non le « débiteur » de l’obligation dont l’exécution a été empêchée par la mesure générale et temporaire de police administrative prise par les pouvoirs publics pour faire face à l’épidémie de COVID-19 qu’est l’interdiction de recevoir du public édictée sur la période du 17 mars au 10 mai 2020 dans les établissements dont l’activité n’est pas indispensable à la vie de la Nation et dont l’offre de biens ou de services n’est pas de première nécessité.
Il est, en effet, difficile de concevoir que le locataire, débiteur de l’obligation de payer le loyer, ait pu être empêché de s’exécuter en raison de la mesure d’interdiction de recevoir du public, le système bancaire n’ayant pas cessé de fonctionner au cours de la période considérée.
De manière générale, il est acquis de longue date que la force majeure n’est pas invocable pour se soustraire à l’exécution d’une obligation contractuelle de somme d’argent (cf. Cass. com., 16 sept. 2014, n° 13-20.306 : JurisData n° 2014-020972 ; Bull. civ. IV, n° 118).
En revanche, on peut imaginer que le professionnel qui exploite son activité dans des locaux loués puisse invoquer la force majeure dans le cadre de ses rapports, non pas avec son bailleur, mais avec ses clients, s’il a été empêché de leur fournir les biens ou services auxquels ils avaient droit en raison de la mesure d’interdiction de recevoir du public (ex. : cas du restaurateur qui n’a pas pu accueillir les clients qui, avant l’entrée en vigueur de ladite mesure, avaient réservé une ou plusieurs tables dans son établissement).
- En réponse à l’argument tiré de la bonne foi dans l’exécution du contrat, la 3ème Chambre civile, relevant que « [le bailleur] avait vainement proposé de différer le règlement du loyer d’avril 2020 [de plusieurs mois] », considère que les juges ont pu souverainement en déduire que celui-ci « avait tenu compte des circonstances exceptionnelles et ainsi manifesté sa bonne foi » (cf. l’arrêt n° 21-20.190).
Ainsi, une simple proposition de report du paiement des loyers afférents à la période d’interdiction de recevoir du public suffirait à caractériser la bonne foi du bailleur.
A contrario, le bailleur manquerait à son devoir de bonne foi en s’abstenant de proposer le report des loyers. Reste alors au preneur à justifier de la réalité et du quantum du préjudice qu’un tel manquement lui aurait fait subir, outre à démontrer l’existence d’un lien de causalité entre ledit préjudice et ledit manquement. Peut-être que la Haute Juridiction nous éclairera sur ces points à l’occasion de l’un des pourvois dont elle est déjà saisie.
Fin du débat ?
Le débat sur les loyers dits « COVID-19 » demeure donc ouvert tant que la Cour de cassation n’aura pas examiné l’ensemble des pourvois dont elle est saisie, d’autant qu’elle ne s’est pas encore prononcée sur l’argument tiré de l’application du mécanisme légal de l’imprévision, tel que consacré, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance précitée du 10 février 2016, par l’article 1195 du même code, qui, lorsqu’advient « un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat [qui] rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque », offre la possibilité à cette partie d’en demander l’ « adaptation » en justice en l’absence de tout accord amiable de renégociation avec le cocontractant.
Il faut, cependant, noter que l’article 1195 précité étant supplétif de volonté, beaucoup de parties en ont écarté l’application dans les baux commerciaux les liant, outre que ledit texte présente un intérêt pratique limité en ce qu’il prévoit que le débiteur qui entend mettre en œuvre le mécanisme de l’imprévision « continue à exécuter ses obligations durant la renégociation » (cf. article 1195, alinéa 1er du Code civil), de sorte que le preneur reste finalement tenu de payer au bailleur les loyers et charges à échéance, seule une décision de justice pouvant « adapter » le contrat de bail.
Sans doute, ce débat permettra à l’avenir d’envisager contractuellement l’effet d’éventuelles mesures générales et temporaires de police administrative telles que l’interdiction de recevoir du public en prévoyant, dès la conclusion du contrat de bail commercial, la possibilité de suspendre le paiement des loyers échus au cours de la période pendant laquelle lesdites mesures seraient en vigueur ou l’obligation de renégocier le montant et/ou les modalités de paiement desdits loyers.
Pour aller plus loin :
Cass. 3e civ., 30 juin 2022, n° 21-19.889
Cass. 3e civ., 30 juin 2022, n° 21-20.127
Cass. 3e civ., 30 juin 2022, n° 21-20.190
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